Monthly Archives: mai 2015

Conférence de Reykjavik sur le travail sans loisirs

Hier, j’ai assisté à un séminaire à Reykjavik en Islande, qui s’est révélé très intéressant. Parmi les nombreux sujets évoqués, la fameuse (et épineuse) question du temps de travail a notammnent été abordée. Evidemment, nous avons eu droit aux interventions habituelles dans ce genre de question. Mais l’une d’elles m’a semblé plus intéressante que les autres, car elle s’extrayait de l’immédiat pour avoir une vraie vision d’ensemble (ce qui a tendance à devenir rare, aujourd’hui). A l’inverse des autres, l’intervenant y expliquait comment nous allions être amenés à travailler moins pour gagner plus. Et ce n’était pas une vue de l’esprit, puisque ce processus, disait-il, était déjà en cours. Depuis plus d’un siècle. Les innovations qui ont vu le jour au cours de la révolution industrielle nous ont en effet permis de nous enrichir collectivement et de vivre plus sainement (non seulement plus longtemps mais aussi en meilleure santé). Les emplois que nous occupons aujourd’hui exigent moins de temps et menacent moins notre santé qu’autrefois. Rendez-vous compte : nous jouissons actuellement d’une santé, d’une espérance de vie et d’un niveau de vie dont ne pouvaient même pas rêver les rois et la noblesse au Moyen Âge ! Le scénario-catastrophe selon lequel à l’avenir, nous devrons tous travailler jusqu’à l’âge de cent ans est par conséquent dénué de tout fondement. C’est plutôt l’inverse qui va se produire. La recherche scientifique rend l’homme plus productif et lui permet de travailler de moins en moins longtemps et de moins en moins dur, tout en gagnant en valeur ajoutée. En Occident, le temps où la moitié de la population était active dans le secteur de l’agriculture est désormais révolu, et ce, grâce au tracteur, aux engrais, aux modifications génétiques et aux techniques d’agriculture améliorées. Et au cours du dernier siècle, nous avons surtout consacré l’augmentation collective de notre espérance de vie et de notre richesse à davantage de temps libre qu’à réinvestir ces heures libres dans le travail. Le fait que nous devons aujourd’hui à nouveau travailler plus longtemps n’est qu’un phénomène temporaire. Nous avons en effet pris une avance sur la richesse que nous n’avions pas encore créée. Mais l’estimation la plus réaliste concernant l’avenir nous laisse entrevoir plus de richesse, moins de travail et toujours plus de temps libre. Ce séminaire en Islande a été une véritable bouffée d’optimisme dans le pessimisme ambiant. Je vous laisse le lien vers l’organisateur de ce séminaire en Islande, parce qu’ils sont très bien.

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Parlons des inégalités

Le tournant du XXe siècle aux Etats-Unis est considéré avec nostalgie aux Etats-Unis. Certains y cherchent inspiration pour relancer la cause progressiste, non sans illusion. Professeur d’histoire à Yale, David Huyssen vient de publier un livre revisitant le début du XXe siècle aux États-Unis, une période qui fait aujourd’hui l’objet d’une nostalgie excessive, selon lui. Dans Progressive Inequality (Harvard University Press, 378 pages), il tente une relecture de la Progressive Era, l’Ère progressiste (1890-1920), pour en souligner les paradoxes. Généralement vue comme une période d’avancées sociales, elle aurait rompu avec le capitalisme effréné de la période précédente, le Gilded Age (la Période dorée, 1870-1900). Cependant, selon David Huyssen, cette époque était habitée par un esprit plus velléitaire que réformiste, qui a laissé croître les inégalités. Il revient ici sur la transition entre ces deux périodes, régulièrement évoquées aujourd’hui dans le débat américain. Qu’est-ce qui caractérise la Gilded Age et la Progressive Era ? Au cours du Gilded Age, l’industrie se développe très rapidement sans réel encadrement gouvernemental. La corruption règne et accompagne la croissance des principaux secteurs de l’économie : l’agriculture, le transport ferroviaire, le pétrole, l’industrie. La violence s’intensifie entre la fin des années 1870 et le début des années 1890 lorsque certaines entreprises forment des armées privées pour briser les grèves et les syndicats. L’élite économique prend alors conscience des dommages causés par ces excès, de la montée de la pauvreté, des problèmes sanitaires soulevés par l’urbanisation accélérée. Jacob RiisDeux livres ont marqué les cœurs et les esprits. Je pense ici à How the other half lives (Comment l’autre moitié vit), publié en 1890 par le photojournaliste Jacob Riis. Il y documente les conditions de vie dans les bidonvilles de New York. Puis en 1899, le sociologue et économiste Thorstein Veblen fait paraître sa Théorie de la classe de loisir qui dénonce la consommation effrénée et ostentatoire dont les plus nantis se rendent coupables. Les universités sont également traversées par ce débat. Les femmes y ont désormais accès et certaines d’entre elles deviennent infirmières volontaires dans des settelment houses (maisons d’implantation) qu’elles aident bien souvent à mettre sur pied. Leur ambition était de former des communautés où riches et pauvres pouvaient cohabiter, et où l’on offrait des services sociaux. Je pense ici à des femmes comme la philosophe Jane Addams (1860-1935) ou Lillian Wald (1867-1940), ou Florence Kelley (1859-1932). Elles venaient de familles aisées et ont fait connaître dans leurs milieux les effets de la pauvreté. Enfin, rappelons l’influence du combat anti-monopole qui mena en 1890 à l’adoption du Sherman Anti-Trust Act en 1890. Cette loi est venue renforcer la concurrence dans le transport du grain. Le mouvement populiste, une mobilisation populaire née dans les campagnes, est aux avant-postes de ce combat, poursuivi ensuite par les représentants de l’Ere progressiste. Évoquer ce passé suscite un certain malaise, car il faut bien admettre qu’une union des villes et des campagnes est aujourd’hui difficilement imaginable, tant les États agricoles sont devenus conservateurs. D’où vient ce regain d’intérêt pour l’Ere progessiste ? Entre cette époque et la nôtre, il existe un point commun, l’intérêt porté aux inégalités. Jusque dans les années 2000, il aurait été impensable de voir le New York Times créer une rubrique spécifique pour traiter ce sujet. C’est pourtant ce qu’il a fait avec The Great Divide, un blog qui était dirigé par l’économiste Josepht Stiglitz. Bien que ce blog ait cessé ses activités en juin, trois journalistes du quotidien de référence continuent de couvrir le sujet, Louis Uchitelle, David Leonhardt et Thomas B. Edsall. Différents intellectuels ont en outre apporté des contributions remarquées. Je pense notamment au journaliste Timothy Noah avec son livre The Great Divergence, (Le grand écart, non-traduit), paru en 2012, et à Joseph Stiglitz qui a lui fait paraître Le Prix de l’inégalité en 2013 (publié en France par Actes Sud, 2014, 501 pages, 16.70 euros). Le documentaire de l’économiste Robert Reich, ancien ministre du travail, intitulé l’Inégalité pour tous (2013), a aussi bénéficié d’une jolie popularité pour un film du genre. Inutile enfin de vous parler du succès rencontré par le livre de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle (Seuil, 2013).

La France Charlie, on en parle encore

Depuis les attentats un Paris, la controverse est engagée entre de nombreux intellectuels américains : un sursaut de tolérance est-il possible en France ? Après les attentats de Paris, la National Review, revue de référence pour la droite conservatrice américaine, a révisé son jugement : la France ne serait pas, après tout, un pays de « singes capitulards bouffeurs de fromage ». La National Review qui avait popularisé cette expression au moment de la guerre en Irak (sans l’avoir créée) l’affirme aujourd’hui, la France n’est absolument pas défaitiste et ne l’a jamais été. Dans les dossiers libyen et syrien, la France ne fait-elle pas preuve d’une détermination qui manque aujourd’hui à Barack Obama, remarque le journaliste James Poulos ? Aussi, ne nous laissons pas abuser, si la France est rentrée dans les grâces de cette revue, c’est qu’elle a une certaine utilité pour tacler la maison blanche. Depuis les attentats, la presse américaine multiplie les articles d’opinion sur la France. D’analyses en chroniques se rejouent certains débats propres aux États-Unis, mais on fait aussi de la France l’épicentre d’enjeux mondiaux qui la dépassent : comment en finir avec la stigmatisation des minorités musulmane et juive, comment défaire l’islam radical et l’extrême droite. Ross Douthat, chroniqueur conservateur du New York Times, estime que la France est à ce titre le « creuset de l’Europe », car le destin du continent s’y joue. Notre pays incarne au fond le retour de l’Histoire, face à ceux qui se contentaient de ne considérer que les questions d’économie. L’essayiste Donald Morrison, auteur de La mort de la culture française (Denoël), craint cependant que la lutte contre le terrorisme ne donne prétexte à la France d’adopter la posture dans laquelle elle se complaît, celle d’une grande nation qui brille à l’international. Dans un article publié par The New Republic, il regrette que Paris continue de poursuivre des rêves de grandeur en lançant des interventions militaires à l’étranger. Des enjeux plus pressants demandent son attention sur la scène intérieure : en finir avec l’exclusion des citoyens des banlieues. Dix ans après les émeutes de Clichy-sous-Bois, force est malheureusement d’admettre que les clivages sociaux et ethniques se sont approfondis en France et que l’intégration des Français musulmans est un grand raté de la République. A ce sujet, un consensus existe aux Etats-Unis, Oncle Sam aurait mieux su reconnaître l’apport des minorités que Marianne. Il est intéressant de noter que le titre qui accueille l’article de Donald Morisson est un ancien bastion de la gauche va-t-en-guerre, qui a tempéré ses positions depuis la débâcle irakienne. The New Republic s’est rapproché de cette gauche américaine, qui, comme Barack Obama, estime que le nation building doit se faire en Amérique. Reprenant en quelque sorte cette idée, Donald Morrison l’applique au cas français. L’ethnographe John Bowen a lui aussi tenu des positions assez sévères à l’égard de la France, notamment dans son livre L’Islam, un ennemi idéal (Albin Michel 2014). Il se montre cependant plus conciliant dans l’article qu’il publie en ouverture du dossier consacré par la Boston Review à « la France après Charlie Hebdo ». John Bowen dit croire en la capacité d’un renouveau des institutions françaises pour mieux intégrer les musulmans, comme elles l’ont fait par le passé pour d’autres minorités. Il regrette cependant « la suppression des différences visibles » à laquelle l’Etat français se livre, notamment depuis l’interdiction du port du voile à l’école. Tenus à l’écart de la vie publique, renvoyés à leur identité religieuse, les musulmans en sont donc venus, par réaction, à demander des droits religieux. Le repli communautaire serait avant tout une réponse à la domination subie. Cette lecture des événements ne fait cependant pas consensus au sein de la gauche. Déjà en 2007 lorsque John Bowen avait fait paraître le livre « Why the French don’t like headscarves » (Pourquoi les Français n’aiment pas le voile, non traduit), The New York Times avait publié une critique au vitriol. Son auteur, Mitchell Cohen, rédacteur en chef de la revue Dissent, reprochait à l’ethnographe d’entretenir une vision biaisée du monde, qui refusait de prendre en compte la montée d’un islam politique.