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Peut-on arrêter de jouer avec la laïcité ?

La laïcité a été mise au cœur de la « grande mobilisation pour les valeurs de la République » annoncée le 22 janvier par le gouvernement en réponse aux attentats. Mais s’est-on assez demandé ce que la laïcité avait à voir dans les assauts criminels contre Charlie Hebdo et contre l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes? En quoi une formation préalable à la laïcité aurait-elle entravé les délires meurtriers des Kouachi et de Coulibaly? La laïcité est la pierre angulaire du système des libertés publiques, en France comme dans bien d’autres pays d’ailleurs: il n’y a pas de spécificité française à ce niveau, note le Conseil d’Etat dans son rapport « Un siècle de laïcité » (2004). Les membres de la société jouissent d’une pleine liberté de conscience, entendue comme liberté de conviction et d’expression religieuse, conformément à la déclaration des droits de l’homme de 1789 et à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui l’explicite. La France « respecte toutes les croyances », stipule l’article 1 de notre constitution. Le principe de laïcité ajoute à cette promesse de liberté des clauses propres à la garantir: neutralité de l’Etat, égalité de traitement de toutes les convictions religieuses. En France métropolitaine, on le sait, c’est par la séparation des Eglises et de l’Etat (qui n’exclut pas une articulation si nécessaire) que ces garanties sont mises en œuvre, l’Alsace-Moselle bénéficiant d’une autre modalité, sans être pour autant soustraite au principe fondamental de laïcité, évidemment. Assassiner quelqu’un n’est pas enfreindre la laïcité ; assassiner quelqu’un pour motifs religieux pas davantage. C’est violer la loi et l’ordre public, bafouer le respect dû à tout homme. Mettre en avant la laïcité pour y répondre, n’est-ce pas alors se tromper de riposte? C’est notre communauté morale qui est en cause, sans laquelle effectivement nos institutions démocratiques sont menacées. Renan l’a bien perçu dans son discours « Qu’est-ce qu’une nation? », en 1880. Mais aujourd’hui, qui sait comment faire nation ou faire communauté avec des membres qui ne s’aiment guère, dont certains estiment que les autres n’ont rien à faire ici? Tel est le défi que doit relever une réaction pertinente à ce qui s’est passé en janvier. Focaliser sur la laïcité risque aussi d’entretenir une mauvaise habitude de l’action publique, au détriment des musulmans. Depuis bien longtemps en France, on joue avec la laïcité vis-à-vis des musulmans pour faire le contraire de la laïcité, c’est-à-dire pour limiter les libertés. Dans l’Algérie coloniale, on a prétendu « appliquer » la loi de séparation des Eglises et de l’Etat à l’aide de décrets à caractère dérogatoire: appliquer la loi sur la laïcité consistait à maintenir le contrôle administratif et policier sur l’islam. Aujourd’hui que fait-on? La loi du 15 mars 2004 restreint l’applicabilité de la laïcité aux élèves sous statut scolaire. Or elle s’intitule « loi encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse… » (nous soulignons). Et l’on a vu, en 2010-2012, feu le Haut Conseil à l’Intégration multiplier les exhortations à interdire, toujours au nom de la bonne et totale « application » du principe de laïcité. Pourquoi le Conseil d’Etat a-t-il laissé passer l’intitulé fallacieux? Il pousse les enseignants et chefs d’établissement à croire qu’en interdisant, ils appliquent la laïcité. Alors qu’en interdisant ils appliquent une loi, et une loi qui a sensiblement réduit l’application du principe de laïcité dans l’espace scolaire, mais là seulement.