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Parlons des inégalités

Le tournant du XXe siècle aux Etats-Unis est considéré avec nostalgie aux Etats-Unis. Certains y cherchent inspiration pour relancer la cause progressiste, non sans illusion. Professeur d’histoire à Yale, David Huyssen vient de publier un livre revisitant le début du XXe siècle aux États-Unis, une période qui fait aujourd’hui l’objet d’une nostalgie excessive, selon lui. Dans Progressive Inequality (Harvard University Press, 378 pages), il tente une relecture de la Progressive Era, l’Ère progressiste (1890-1920), pour en souligner les paradoxes. Généralement vue comme une période d’avancées sociales, elle aurait rompu avec le capitalisme effréné de la période précédente, le Gilded Age (la Période dorée, 1870-1900). Cependant, selon David Huyssen, cette époque était habitée par un esprit plus velléitaire que réformiste, qui a laissé croître les inégalités. Il revient ici sur la transition entre ces deux périodes, régulièrement évoquées aujourd’hui dans le débat américain. Qu’est-ce qui caractérise la Gilded Age et la Progressive Era ? Au cours du Gilded Age, l’industrie se développe très rapidement sans réel encadrement gouvernemental. La corruption règne et accompagne la croissance des principaux secteurs de l’économie : l’agriculture, le transport ferroviaire, le pétrole, l’industrie. La violence s’intensifie entre la fin des années 1870 et le début des années 1890 lorsque certaines entreprises forment des armées privées pour briser les grèves et les syndicats. L’élite économique prend alors conscience des dommages causés par ces excès, de la montée de la pauvreté, des problèmes sanitaires soulevés par l’urbanisation accélérée. Jacob RiisDeux livres ont marqué les cœurs et les esprits. Je pense ici à How the other half lives (Comment l’autre moitié vit), publié en 1890 par le photojournaliste Jacob Riis. Il y documente les conditions de vie dans les bidonvilles de New York. Puis en 1899, le sociologue et économiste Thorstein Veblen fait paraître sa Théorie de la classe de loisir qui dénonce la consommation effrénée et ostentatoire dont les plus nantis se rendent coupables. Les universités sont également traversées par ce débat. Les femmes y ont désormais accès et certaines d’entre elles deviennent infirmières volontaires dans des settelment houses (maisons d’implantation) qu’elles aident bien souvent à mettre sur pied. Leur ambition était de former des communautés où riches et pauvres pouvaient cohabiter, et où l’on offrait des services sociaux. Je pense ici à des femmes comme la philosophe Jane Addams (1860-1935) ou Lillian Wald (1867-1940), ou Florence Kelley (1859-1932). Elles venaient de familles aisées et ont fait connaître dans leurs milieux les effets de la pauvreté. Enfin, rappelons l’influence du combat anti-monopole qui mena en 1890 à l’adoption du Sherman Anti-Trust Act en 1890. Cette loi est venue renforcer la concurrence dans le transport du grain. Le mouvement populiste, une mobilisation populaire née dans les campagnes, est aux avant-postes de ce combat, poursuivi ensuite par les représentants de l’Ere progressiste. Évoquer ce passé suscite un certain malaise, car il faut bien admettre qu’une union des villes et des campagnes est aujourd’hui difficilement imaginable, tant les États agricoles sont devenus conservateurs. D’où vient ce regain d’intérêt pour l’Ere progessiste ? Entre cette époque et la nôtre, il existe un point commun, l’intérêt porté aux inégalités. Jusque dans les années 2000, il aurait été impensable de voir le New York Times créer une rubrique spécifique pour traiter ce sujet. C’est pourtant ce qu’il a fait avec The Great Divide, un blog qui était dirigé par l’économiste Josepht Stiglitz. Bien que ce blog ait cessé ses activités en juin, trois journalistes du quotidien de référence continuent de couvrir le sujet, Louis Uchitelle, David Leonhardt et Thomas B. Edsall. Différents intellectuels ont en outre apporté des contributions remarquées. Je pense notamment au journaliste Timothy Noah avec son livre The Great Divergence, (Le grand écart, non-traduit), paru en 2012, et à Joseph Stiglitz qui a lui fait paraître Le Prix de l’inégalité en 2013 (publié en France par Actes Sud, 2014, 501 pages, 16.70 euros). Le documentaire de l’économiste Robert Reich, ancien ministre du travail, intitulé l’Inégalité pour tous (2013), a aussi bénéficié d’une jolie popularité pour un film du genre. Inutile enfin de vous parler du succès rencontré par le livre de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle (Seuil, 2013).